J'ai peur de mon ombre
- Mackenzie Sanche
- 10 déc. 2019
- 6 min de lecture
Mackenzie Sanche - Le mardi 10 décembre 2020

Je suis adulte depuis quelques mois. Avec le grand 18 viennent plusieurs choses : le droit à la propriété privée, le droit de vote, le droit de décider sans consulter ses parents, etc. Toutefois, la responsabilité de vieillir rime avec l’inquiétude, surtout pour les femmes.
Je suis plus indépendante depuis que je suis majeure, alors je me déplace seule. Je me rends à l’école, je marche vers le cégep sur la piste cyclable, je croise des personnages plutôt douteux. Le soir, en hiver, il fait noir quand je retourne vers ma voiture. Je marche sans capuchon malgré le froid pour ne pas couper ma vision périphérique, j’évite de me promener avec mes écouteurs et je tiens mes clés bien serrées dans mon poing au cas où j’aurais besoin de m’en servir pour me défendre.
Ça semble absolument absurde, j’ai sûrement l’air éperdument paranoïaque. Attendez, ça s’empire. J’arrive à ma voiture, je jette au coup d’œil autour de moi avant de trop approcher mon bolide. S’il n’y a personne aux alentours, je débarre ma porte, je l’ouvre, puis j’attends que la lumière à l’intérieur s’ouvre pour m’assurer qu’il n’y ait personne de caché sur la banquette arrière. J’embarque rapidement et je barre ma porte.
Honnêtement, je ne fais pas tout cela 100% consciemment, ce sont des petits réflexes que j’ai développés sans particulièrement être outrée que je doive les avoir. C’est seulement quand j’étais en classe avec mes amies que je m’en suis rendu compte. Aléatoirement, nous abordions plusieurs sujets, puis nous sommes tombés sur celui-ci. Nous avons partagé nos petits trucs pour se protéger, ainsi que nos inquiétudes.
Je suis adulte et je me rends compte de beaucoup plus de situations comme celles-ci, qui sont plutôt ridicules quand on prend du recul. C’est quand même dommage que les femmes, malgré des décennies de mouvements féministes, ne se sentent toujours pas en sécurité dans les villes qu’elles fréquentent.
Les ombres de Saint-Jérôme
Je suis étudiante au Cégep de Saint-Jérôme et j’ai fait mon secondaire dans la même ville. Bref, je commence à m’habituer au milieu. Durant mes années d’étude ici, il est souvent arrivé que des professeurs fassent des blagues avec le fait que Saint-Jérôme est l’une des villes les plus criminalisées du Québec. En effet, avec un total de 427 assauts en 2017 pour une population de 77 898, la ville était classée comme étant la deuxième plus dangereuse au Québec.[1]
Ça a l’air tellement alarmant vu comme ça, mais quand on calcule, c’est seulement environ 0,005% des habitants de Saint-Jérôme qui ont subi un assaut durant cette année-là. Cela exclut aussi tous les visiteurs, travailleurs, étudiants venant des villes environnantes (comme moi !), etc. Bref, les chances que je me fasse attaquer dans les quatre minutes que ça me prend de marcher du cégep à ma voiture sont minimes.
Une peur rationnelle ?
De quoi avons-nous peur ? Même pour moi, c’est vague… Avons-nous peur du harcèlement, du viol? Peur du vol, du kidnapping, du meurtre? Peur de se faire suivre par un inconnu, de se faire agripper pour je ne sais quelle raison, de se faire blesser? Avons-nous raison d’avoir peur ? Après tout, une femme a deux fois plus de chances de se faire agresser sexuellement qu’un homme.[2] Toutefois, seulement 6.3% des agressions sont commises dans un lieu public ou à l’école au Québec.[3]
Dans le tableau ci-dessous, issu des statistiques de mon sondage, on peut voir en rose pâle les peurs principales cochées par les femmes, et en bourgogne celles des hommes. En comparant les deux, je me suis rendu compte que les peurs pour lesquelles le plus d’hommes avaient voté sont le vol et l’assaut, tandis que les femmes sont clairement plus inquiètes de se faire agresser sexuellement ou de se faire suivre jusqu’à leur domicile. Comment se fait-il que ce soit ainsi?

Honnêtement, pour ma part, je m’en fous un peu qu’on parte avec ma sacoche, malgré que ce ne soit clairement pas idéal. Une agression sexuelle, par contre, ouf. J’ai donc ajouté une question à mon sondage : « Est-ce que quelque chose vous est arrivé pour vous inspirer cette peur? Si oui, quoi? » Et j’ai vraiment été choquée par l’honnêteté des gens. J’ai eu un peu de difficulté à lire quelques-unes des réponses qui se promenaient entre « Les nouvelles m’inquiètent à la télévision » et « J’ai vécu une agression sexuelle à 15 ans », en passant par « J’ai déjà vu un cadavre ». C’est atroce comment les gens peuvent avoir vécu des expériences terrorisantes. J’ai peur et je n’ai pas (encore) de raison de m’inquiéter autant.
Les origines de l’inquiétude
Peut-être que c’est la façon dont on m’a élevée. Quand j’accompagnais ma mère au Walmart, elle tournait sa bague de mariage à l’envers en marchant dans le stationnement pour éviter d’attirer l’attention de gens malveillants. Au primaire, on nous donnait des conférences pour nous apprendre des trucs pour éloigner les agresseurs, comme l’idée de crier « OOOOH ! » gravement, plutôt qu’un cri strident de panique plus dans les notes du « AAAAH ! » qu’on ferait normalement, simplement pour surprendre et déstabiliser notre attaquant. C’est ridicule, mais des petites choses comme ça restent avec nous.
En demandant aux gens s’ils avaient été élevés à se méfier des inconnus, j’ai eu des résultats quand même similaires entre les hommes et les femmes.


Grâce aux graphiques ci-dessus, on peut comprendre qu’au-dessus de 80% des hommes et des femmes ont répondu « oui » ou « un peu ». Par contre, une plus grande proportion des hommes ont répondu « pas vraiment » que les femmes. Pourquoi ? Les femmes sont-elles plus averties des dangers que peuvent présenter les inconnus ? Est-ce parce qu’elles sont considérées plus à risque ?
Je pense que la façon dont nous sommes élevées est différente, parce que les résultats de mon autre question sont plus marquants. Les graphiques suivants comparent le sentiment de sécurité en marchant seul en ville des hommes, versus celui des femmes. Voyez comment un peu plus de la moitié des gens des deux sexes se sentent « quand même en sécurité ». Par contre, tout se joue dans le « Oui, je me sens en sécurité » qui concerne 37.5% des hommes, alors que seulement 4.84% des femmes ont choisi cette option. Observez maintenant la section jaune ; le « Non, je ne me sens pas du tout en sécurité ». Cette section n’apparaît pas du tout du côté des hommes ! Pourtant, 11.29% des femmes ont voté pour cela. C’est outrant.


S’armer pour le pire
« Je marche toujours avec assurance et je regarde les gens, j’analyse tout ce qui m’entoure. J’écoute mon sixième sens et si je ne me sens pas bien, je sors mon iPhone. Si je peux, je trouve un endroit où il y a des gens. Quand je suis seule, je ne suis jamais perdue dans mon monde, je suis alerte et je regarde tout ce qui se passe autour de moi. »
Tant qu’à faire un sondage, j’ai pris l’opportunité de découvrir les méthodes qu’ont développées certaines personnes pour se protéger. Éviter certains lieux, comme les secteurs mal illuminés, les pistes cyclables et les rues peu fréquentées, pour aller vers des endroits où il y a plus de gens. Ça, c’est un classique. Puis, il y a le poivre de cayenne et la technique des clés. « J'essaie d'avoir une posture confiante et lorsque je ne me sens vraiment pas en sécurité, je mets mes clés entre mes doigts [avec la tête de la clé dans la paume et la tige sortant au travers du poing fermé] pour frapper en cas de besoin. »

Finalement, il y a les cours d’autodéfense. 35.48% des femmes ont déjà suivi un cours d’autodéfense, mais seulement 58.57% d’entre elles se sentent mieux depuis qu’elles ont suivi ces cours. C’est dommage que malgré des cours, qui s’appellent d’ailleurs « Autodéfense (filles) » au Cégep de Saint-Jérôme, les femmes ne se sentent pas davantage en sécurité. Qu’est-ce que ça prendra pour qu’on n’aie plus peur de se promener seules en ville ?
Ça me frustre, mais surtout, ça me désole. Dans mon groupe d’étudiantes en journalisme, le féminisme est un sujet récurrent. Nous sommes fortes et nous croyons au pouvoir de notre parole, mais nous continuons de regarder autour de nous, le cœur qui bat la chamade, en marchant vers nos voitures dans le noir après notre cours du vendredi soir. L’effort de la vague féministe qui se fait ressentir depuis quelques décennies a mené à un peu plus d’égalité, oui, mais qu’en est-il du sentiment de sécurité ?
Notes de bas de page
[1] Soumission Protection. « Top 16 des pires villes au Québec pour la criminalité », Soumission Protection, 7 septembre 2017, [en ligne],https://soumissionsprotection.ca/conseils/top-16-pires-villes-quebec-criminalite-2016/ (page consultée le 7 novembre 2019)
[2] Secrétariat à la Condition Féminine du Québec. « Agressions sexuelles : quelques statistiques », Gouvernement du Québec, 2014, [en ligne], http://www.scf.gouv.qc.ca/violences/agressions-sexuelles/quelques-statistiques/ (page consultée le 6 novembre 2019)
[3] RQCALACS. « Statistiques », Regroupement québécois : centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, [en ligne], http://www.rqcalacs.qc.ca/statistiques.php (page consultée le 7 novembre 2019)
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