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Construire l'impuissance

  • Photo du rédacteur: Mackenzie Sanche
    Mackenzie Sanche
  • 5 déc. 2019
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 22 avr. 2024

Mackenzie Sanche - Le jeudi 5 décembre 2019


© Mackenzie Sanche

L’actualité est à l’urgence climatique : les nouvelles à propos des manifestations pour le climat, en plus des discours crus de Greta Thunberg à l’ONU et des statistiques à rendre écoanxieux, ne manquent pas aux manchettes des journaux à l’échelle internationale.


Le journaliste, dans un modèle libéral de journalisme, se doit d’agir en tant que contre-pouvoir. Il doit contribuer à alimenter l’espace public en servant de chien de garde démocratique qui vulgarise et qui défend l’intérêt des citoyens. Le Devoir, fidèle à cette mission, affiche cette volonté de nous défendre. C’est un journal généraliste, c’est à dire qu’il couvre toutes sortes de nouvelles, incluant des nouvelles politiques, internationales et environnementales, et il est indépendant, comme le précise sa devise : « Le Devoir, le quotidien indépendant par excellence au Québec depuis 1910 ». Il n’est donc pas contrôlé par des entreprises plus grandes qui pourraient l’influencer indûment.


Par contre, après avoir mené une enquête pour voir si ce fameux journal à la réputation fiable atteint cet objectif primordial du journalisme, j’ai pu constater qu’il ne peut pas réussir à 100% à accomplir ce travail lorsqu’il est temps de couvrir des nouvelles internationales plus complexes.


Je me suis penchée sur trois articles du Devoir qui couvraient la 24e édition de la Conference of Parties (COP24) de l’Organisation des Nations Unies (ONU). La COP24 s’étendait du 2 décembre au 14 décembre. Selon Patricia Espinosa, la Secrétaire exécutive de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques, le but ultime de la COP24 était « de finaliser les lignes directrices visant à rendre l’accord [de Paris] pleinement opérationnel ».


Ce que j’ai conclu à la lumière d’une analyse de la couverture médiatique de ces 12 jours par Le Devoir est qu’elle a été plutôt… décevante. Mon dossier comportait plus de 35 pages. Voici donc un résumé de ma pensée.


L’enquête


Les trois articles m’ayant servi d’échantillon pour mieux analyser la couverture de la COP24 par Le Devoir sont, en ordre chronologique, « COP24: le monde appelé à faire plus pour limiter les catastrophes climatiques », une nouvelle d’Amélie Bottollier-Depois, « Un échec des négociations climatiques serait «suicidaire» pour l’avenir de la planète », une nouvelle d’Alexandre Shields et « COP24 : La colère de Greta », un éditorial de Marie-Andrée Chouinard.


En faisant le bilan, j’ai été étonnée de conclure que la nouvelle la plus prématurée, écrite par Amélie Bottollier-Depois le 3 décembre à l’ouverture de la COP24, est plus pertinente et informative que la nouvelle d’Alexandre Shields, écrite à deux jours de la fin de la COP24. Aucun développement n’est apporté par cette nouvelle plus tardive, alors qu’il aurait clairement dû y avoir plus de faits ayant été divulgués lors de la conférence, outre des citations répétitives et des statistiques alarmantes. Cependant, ce qui frappe davantage, c’est que l’éditorial de Marie-Andrée Chouinard rapporte plus d’informations sur le déroulement de la COP24 que les nouvelles, genre journalistique supposé prioriser les faits. Elle parle notamment du discours de Greta Thunberg. Comment cela se fait-il ?


© Mackenzie Sanche

Amélie Bottollier-Depois est une journaliste de l’agence France-Presse (AFP), ce qui veut dire qu’elle écrit des articles pour une agence qui, ensuite, peut les distribuer à des journaux comme Le Devoir. Il est important de rappeler que Le Devoir, étant un journal indépendant de grandes compagnies, qui n’a donc pas les capitaux des médias soutenus par Québecor (comme le Journal de Montréal), n’a certainement pas les moyens d’envoyer l’un de ses journalistes à Kawotice, en Pologne, ni d’avoir un correspondant international pour couvrir la COP24. C’est pourquoi il n’a pas le choix de publier des articles comme celui de Bottollier-Depois. Évidemment, la crise des médias actuelle, entre autres aggravée par les géants du web qui ramassent presque la totalité des revenus publicitaires, met en péril ce système médiatique. Faute de revenus suffisants, les journaux ne peuvent bien accomplir leur devoir envers leurs lecteurs en envoyant des journalistes sur le terrain.


Dépendance aux sources officielles


C’est aussi pourquoi l’article de Shields ressemble tant à celui issu de l’AFP : il n’a pas d’information autre que celle-là et celle fournie par les sources officielles des Nations Unies. D’ailleurs, c’est un autre problème commun au Devoir : la dépendance aux sources officielles. Malgré son indépendance, Le Devoir doit, pour demeurer lui-même une source fiable, se fier aux sources officielles pour leurs articles, que ce soit celles du Groupe d’experts environnemental sur l’évolution du climat (GIEC), celles des membres de l’ONU ou des décideurs politiques des pays, ce qui crée une convergence de l’information offerte parmi ses articles et ceux des autres journaux.


Il n’est pas question de désinformation dans les articles que j’ai analysés ici. Par contre, les journalistes devraient prendre la peine de s’informer au-delà des ouï-dires politiques et des paroles prémâchées de ces représentants. Ils devraient lire des documents plus complexes, comme le rapport du GIEC lui-même (qui fait plusieurs pages) et non les seuls rapports que ce dernier destine aux décideurs politiques, pour s’assurer de bien comprendre ce que représentent leurs statistiques. À ce titre, cet extrait de l’article de Shields est éloquent : « Il faudrait réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 à 70 % d’ici 2050 (et les faire disparaître en 2100) pour espérer rester sous 2°C, et les baisser de 70 à 95 % pour rester sous 1,5°C, selon le GIEC. » Ici, le jargon utilisé par Shields demeure incompréhensible, et il ne joue donc pas un rôle de vulgarisateur, mais plutôt de transmetteur de jargon officiel, parce que cela ne veut rien dire chez le commun des mortels qui n’a pas étudié de fond en comble le sujet de la COP24.


L’urgence avant l’action


Dans les trois textes de l’échantillon que j’ai méticuleusement décortiqué, les journalistes semblent, plus ou moins consciemment, consolider une urgence en présentant tous les problèmes, toutes les statistiques et toutes les sources d’inquiétude sans les expliquer, mais surtout sans expliquer comment ce changement climatique peut être réglé, ou du moins ralenti.


De plus, c’est en écrivant que les jeunes « auront pour demeure une planète en déroute », comme dans le texte de Chouinard, que les journalistes créent l’impression que c’est le bordel total. En montrant ce bordel, elle construit l’impuissance du peuple, ce qui cause de la détresse, du stress et de l’anxiété et le réduit à espérer que le gouvernement fasse quelque chose. La passivité du public est alors causée par la façon d’apporter l’information de journalistes comme ceux critiqués ici, ce qui les empêche d’agir par eux-mêmes, indépendamment du gouvernement.


En revanche, il est possible que les journaux dépendent légèrement de ce sentiment d’urgence qui est consolidé par des articles alarmants. Les lecteurs, inquiets et paniqués, cherchent à s’informer et à rester au courant des développements lors d’événements comme la COP24, ce qui agrandit le lectorat du Devoir, dans ce cas. L’orientation lucrative du Devoir passe avant l’importance de nourrir l’espace public en offrant des solutions accessibles à tous.


Plutôt qu’avoir des articles sur le déroulement de la conférence, qui sont d’ailleurs quasi introuvables, le public se retrouve avec des nouvelles à partir desquelles il ne retient que le sentiment d’urgence et d’impuissance. Les lecteurs ne peuvent donc qu’attendre que le gouvernement agisse, car eux ne savent pas quoi faire et ne comprennent pas ce fameux « +1,5 °C ». Ceci étant dit, il est facile de conclure que les journalistes n’ont pas accompli leur mission, car ils sont incapables de nourrir l’espace public correctement.


Une conclusion indécise


Bref, après cette profonde enquête, j’ai compris qu’il est important de faire ses recherches soi-même. Le rôle d’un journaliste est de vulgariser et de tendre le bâton à son public vers des nouvelles pistes de réflexion, mais les journalistes et leur média travaillent dans une perpétuelle course aux scoops qui les empêche de bien approfondir les sujets qu’ils abordent. C’est à nous de le prendre comme un point de départ plutôt qu’une conclusion.


J’ai fait l’analyse avec Le Devoir, mais cette conclusion concerne tous les médias journalistiques qui sont victimes de la crise des médias : ils manquent de ressources, de temps, et ils sont pris dans l’instantanéité pour arriver à publier des articles comme leurs compétiteurs, afin de ne pas être délaissés dans la course.


Toutefois, il n’est pas normal que ceci soit la conclusion que j’en tire, parce que le journaliste doit arriver à vulgariser l’information, la rendre accessible et la comprendre lui-même, plutôt que simplement recracher les citations de sources officielles… Je pense donc qu’il est important que le monde des médias prenne un moment pour corriger le tir et s’assurer d’atteindre son but : nourrir l’espace public.

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